jeudi 20 août 2015

Le socialisme libertaire : quelques preuves scientifiques de son bien-fondé

1704Socialisme Cet article est issu d’une série de nombreux textes qui tentent de répondre de façon conséquente aux différentes questions qu’on peut se poser sur l’anarchisme. Il s’agit d’une Foire aux questions anarchiste (Anarchist FAQ) créée par des anarchistes anglais (notamment Lain McKay, connu de nos camarades d’outre-Manche comme contributeur régulier du journal Freedom de l’Anarchist Federation). Le travail qu’ils ont fourni est colossal. Ce sont plusieurs centaines de questions avec des réponses aussi importantes que celle qu’on peut lire ci-après. Il est, hélas, fort peu traduit en français. Alors si, vous aussi, vous cherchez des réponses à certaines questions, ou si vous désirez enrichir votre argumentaire anarchiste, n’hésitez pas : lisez, traduisez et faites circuler sur les sites « FAQ anarchiste » français en construction.
Tout d’abord, juste pour être tout à fait clair, par la recherche du profit, nous entendons « profit monétaire ». Comme les anarchistes considèrent la coopération comme étant dans notre propre intérêt – c’est à dire que nous « profitons » de lui dans le sens le plus large possible –, nous ne rejetons pas le fait que, généralement, les gens agissent pour améliorer leur situation. Toutefois, le bénéfice monétaire est une forme très stricte de « l’intérêt personnel », en effet si étroite qu’il en devient nuisible à l’individu de plusieurs façons (en termes de développement personnel, relations interpersonnelles, bien-être social et économique, et ainsi de suite). En d’autres termes, ne prenez pas notre discussion sur le « profit » dans cette section de la Foire aux questions comme impliquant un déni de l’intérêt, bien au contraire. Les anarchistes rejettent simplement la « conception étroite de la vie qui consiste à penser que les profits sont le seul motif principal de la société humaine » (Pierre Kropotkine, Champs, usines et ateliers, ou l’industrie combinée avec l’agriculture et le travail cérébral avec le travail manuel).
Deuxièmement, nous ne pouvons pas espérer traiter pleinement les effets néfastes de la concurrence et du profit. Pour plus d’informations, nous vous recommandons la lecture de No Contest : The Case Against Competition and Punished by Rewards et de The Trouble with Gold Stars, Incentive Plans, A’s, Praise and Other Bribes, deux livres d’Alfie Kohn. Il relate les nombreuses preuves accumulées qui réfutent le « bon sens » du capitalisme selon lequel la concurrence et les bénéfices sont la meilleure façon d’organiser une société.
Selon Alfie Kohn, un nombre croissant de recherches en psychologie suggère que les récompenses peuvent diminuer les niveaux de performance, surtout si la performance implique la créativité (« Studies Find Reward Often No Motivator », Boston Globe, Monday 19 January 1987). Kohn note qu’« une série connexe d’études montre que l’intérêt intrinsèque pour une tâche – le sentiment que quelque chose vaut la peine pour elle-même – en général diminue lorsque quelqu’un est récompensé pour la faire ».
La plupart des recherches sur la créativité et la motivation ont été effectuées par Theresa Amabile, professeur agrégé de psychologie à l’université Brandeis. Une de ses récentes expériences consistait à demander à des élèves de primaire et des étudiants de faire des collages « stupides ». Les jeunes enfants ont également été invités à inventer des histoires. Les enseignants qui ont évalué les projets ont constaté que les élèves à qui on avait promis une récompense ont fait le moindre travail de création. « Il se peut que le travail commandé, en général, soit moins créatif que le travail qui est fait par pur intérêt », dit Mme Amabile. En 1985, elle a demandé à 72 écrivains créatifs des universités de Brandeis et de Boston d’écrire de la poésie : « Certains élèves ont ensuite reçu une liste de raisons extrinsèques (externes) pour écrire, tel qu’impressionner les enseignants, faire de l’argent et accéder aux études supérieures, et ont été invités à réfléchir à leurs écrits dans ces objectifs. D’autres ont reçu une liste des raisons intrinsèques : le plaisir de jouer avec les mots, la satisfaction de l’expression de soi, etc. Un troisième groupe n’a reçu aucune liste. Puis tous ont été invités à écrire davantage. Les résultats sont clairs. Les étudiants ayant reçu les raisons extrinsèques ont non seulement des écrits moins créatifs que les autres, comme l’ont jugé 12 poètes indépendants, mais la qualité de leur travail a baissé de manière significative. Les récompenses, dit Mme Amabile, ont cet effet destructeur principalement dans les tâches créatives, y compris pour le haut niveau de résolution de problèmes. "Plus une activité est complexe, plus on y nuit par des récompenses extrinsèques", a-t-elle dit. » (Ibid.)
Dans une autre étude, réalisée par James Gabarino du Chicago’s Erikson Institute for Advanced Studies in Child Development, il a été constaté que des filles de classes de cinquième et sixième instruisant des enfants plus jeunes étaient beaucoup moins efficaces si on leur avait promis des billets de cinéma gratuits pour bien enseigner. « L’étude a montré que les tutrices qui travaillent pour la récompense ont pris plus de temps pour communiquer des idées, frustrées plus facilement, et ont fait un travail plus pauvres au final que celles qui n’ont pas été récompensées. » (Ibid.)
De telles études jetèrent le doute sur l’affirmation selon laquelle l’incitation financière est le seul moyen efficace – voire le meilleur moyen – de motiver les gens. Comme le fait remarquer Kohn, « elles contestent également l’hypothèse comportementaliste que toute activité est plus susceptible de se produire si elle est récompensée ». Amabile conclut que sa recherche « réfute définitivement la notion de créativité conditionnée de façon opérante ».
Ces résultats renforcent les conclusions d’autres domaines scientifiques. La biologie, la psychologie sociale, l’ethnologie et l’anthropologie présentent toutes les preuves qui appuient la coopération comme fondement naturel de l’interaction humaine. Par exemple, des études ethnologiques indiquent que pratiquement toutes les cultures indigènes fonctionnent sur la base de relations de coopération importantes et les anthropologues ont présenté des preuves montrant que la force prédominante régissant l’évolution humaine résidait dans les interactions sociales de coopération, conduisant à la capacité des hominidés à développer la culture. Ceci se retrouve régulièrement dans le capitalisme, avec la psychologie du travail désormais promue par « la contribution des travailleurs » et le fonctionnement en équipe, car il est résolument plus productif que la gestion hiérarchique. Plus important encore, les faits démontrent que les coopératives en tant que lieux de travail sont plus productives que celles qui sont organisées sur d’autres principes. Toutes choses égales par ailleurs, les producteurs des coopératives sont plus efficaces que les entreprises capitalistes ou étatiques, en moyenne. Les coopératives peuvent souvent atteindre une productivité plus élevée, même lorsque leur équipement et les conditions de travail sont pires. En outre, plus l’organisation se rapproche de l’idéal coopératif, meilleure est la productivité.
Tout cela n’a rien de surprenant pour les anarchistes sociaux (et cela devrait inciter les anarchistes individualistes à reconsidérer leur position). Pierre Kropotkine a fait valoir que, « si nous en appelons à un témoignage indirect, et demandons à la nature : "Quels sont les mieux adaptés : ceux qui sont continuellement en guerre les uns avec les autres, ou ceux qui se soutiennent les uns les autres ?" nous voyons que les mieux adaptés sont incontestablement les animaux qui ont acquis des habitudes d’entraide. Ils ont plus de chances de survivre, et ils atteignent, dans leurs classes respectives, le plus haut développement d’intelligence et d’organisation physique » (L’Entraide, un facteur d’évolution). De son observation selon laquelle l’entraide donne un avantage évolutif à ceux qui la pratiquent, il a tiré sa philosophie politique – une philosophie qui insiste sur la communauté et la démarche coopérative.
La recherche moderne a renforcé son argumentation. Par exemple, comme mentionné, Alfie Kohn est également l’auteur de No Contest : The Case Against Competition et il a passé en revue pendant sept ans plus de 400 études de recherche portant sur la concurrence et la coopération. Avant son enquête, il estimait que « la concurrence peut être naturelle, appropriée et saine ». Après avoir examiné les conclusions de la recherche, il a radicalement revu le présent avis, concluant que la « quantité idéale de concurrence, dans n’importe quel environnement, que ce soit la classe, le travail, la famille, le terrain de jeu, est nulle… La concurrence est toujours destructive » (Noetic Sciences Review, Spring 1990).
Nous présentons ici un très bref résumé de ses conclusions. Selon Kohn, il existe trois principales conséquences de la concurrence.
Tout d’abord, elle a un effet négatif sur la productivité et l’excellence. Cela est dû à une anxiété accrue, l’inefficacité (par rapport au partage coopératif des ressources et des connaissances), et l’affaiblissement de la motivation personnelle. La concurrence met l’accent sur la victoire sur les autres, loin des motivations intrinsèques, telles que la curiosité, l’intérêt, l’excellence et l’interaction sociale. Des études montrent que le comportement coopératif, en revanche, prévoit toujours de bonnes performances – un constat qui vaut également pour de nombreuses variables. Fait intéressant, les effets positifs de la coopération deviennent plus importants à mesure que les tâches deviennent plus complexes, ou lorsque la créativité et la capacité de résolution de problèmes sont nécessaires.
Deuxièmement, la concurrence fait baisser l’estime de soi et entrave le développement de la rationalité, de l’autonomie individuelle. Une forte estime de soi est difficile à atteindre lorsque l’auto-évaluation dépend de la comparaison à autrui. D’autre part, ceux dont l’identité est formée par rapport à la façon dont ils contribuent aux efforts du groupe possèdent généralement une plus grande confiance en soi et estime de soi.
Enfin, la concurrence sape les relations humaines. Les humains sont des êtres sociaux, nous exprimons au mieux notre humanité en interaction avec les autres. En créant des gagnants et des perdants, la concurrence est destructrice pour l’unité humaine et empêche de se sentir proche des autres.
Les anarchistes sociaux ont longtemps soutenu ces thèses. Dans le système concurrentiel, les gens travaillent à contre-courant, ou tout simplement pour des gains personnels (matériels). Cela conduit à un appauvrissement de la société et de la hiérarchie, avec un manque de relations communautaires qui entraînent un appauvrissement de toutes les personnes impliquées (mentalement, spirituellement, moralement et, en fin de compte, matériellement). Cela ne conduit pas seulement à un affaiblissement de l’individualité et à des perturbations sociales, mais aussi à l’inefficacité économique à mesure que l’énergie est gaspillée dans des conflits de classe et investie dans la construction de meilleures cages plus grandes pour protéger les nantis des démunis. Au lieu de créer des choses utiles, l’activité humaine est dépensée dans un travail inutile reproduisant un système autoritaire et injuste.
Dans l’ensemble, les résultats de la concurrence (documentés par un grand nombre de disciplines scientifiques) montrent sa pauvreté tout en indiquant que la coopération est le moyen par lequel les plus forts survivent.
En outre, comme Kohn l’examine dans Punished by Rewards, l’idée que les récompenses matérielles puissent aboutir à un meilleur travail n’est tout simplement pas vrai. En se basant sur la psychologie comportementaliste simpliste, de tels arguments ne passent pas à l’épreuve des faits sur le long terme (et, en fait, peuvent être contre-productifs). En effet, cela signifie traiter les êtres humains guère mieux que les animaux domestiques ou sauvages (il affirme que « ce n’est pas un hasard si la théorie derrière le "Faites ceci et vous obtiendrez cela" dérive de travaux sur d’autres espèces, ou bien que la gestion du comportement est souvent décrite par des mots mieux adaptés aux animaux »). En d’autres termes, elle « est, par sa nature même, déshumanisante » (Punished by Rewards, p. 24 et p. 25.).
Plutôt que d’être simplement motivés par des stimuli extérieurs comme des robots sans cervelle, les gens ne sont pas passifs. Nous sommes des « êtres qui possèdent une curiosité naturelle de nous-mêmes et de notre environnement, qui recherchent et surmontent les défis, qui tentent de maîtriser les savoir-faire et d’atteindre la compétence, et qui cherchent de nouveaux niveaux de complexité dans ce que nous apprenons et faisons. En général, nous agissons sur l’environnement autant que nous sommes sollicités par lui, et nous ne le faisons pas simplement dans le but de recevoir une récompense » (Op. cit., p. 25.).
Kohn présente de nombreuses preuves pour soutenir sa thèse selon laquelle les récompenses nuisent à l’activité et aux individus. Nous ne pouvons pas lui rendre justice ici. Nous présenterons quelques exemples. Une étude sur des étudiants a montré que ceux qui sont payés pour travailler sur un puzzle « ont passé moins de temps que ceux qui n’avaient pas été payés » quand ils ont eu le choix de continuer à travailler dessus ou non. « Il est apparu que travailler pour une récompense rend les gens moins intéressés à la tâche. » Une autre étude menée sur des enfants a montré que « les récompenses extrinsèques réduisent la motivation intrinsèque ». De nombreuses autres études l’ont confirmé. C’est parce que la récompense revient effectivement à dire que telle ou telle activité ne vaut pas la peine d’être faite pour elle-même – et pourquoi souhaiterait-on faire quelque chose si l’on doit être soudoyés pour la faire ? (Op. cit., p. 70 et p. 71.)
En milieu de travail, un processus similaire se passe. Kohn présente de nombreuses preuves pour montrer que la motivation extrinsèque ne fonctionne pas non plus dans le lieu de travail. En effet, il soutient que « les économistes se trompent s’ils pensent le travail comme une "incommodité" – quelque chose de désagréable que nous devons faire pour être en mesure d’acheter ce dont nous avons besoin, un simple moyen vers une fin ». Kohn le souligne « en supposant que l’argent est ce qui pousse les gens à adopter une compréhension appauvrie de la motivation humaine ». En outre, « le risque de toute incitation ou rémunération au rendement du système est qu’il va rendre les gens moins intéressés par leur travail et donc moins susceptibles de l’exécuter avec beaucoup d’enthousiasme et d’engagement vers l’excellence. Par ailleurs, plus on lie la rémunération (ou d’autres récompenses) à la performance, plus nous causons de dégâts » (Op. cit., p. 131, p. 134 et p. 140).
Kohn soutient que l’idée que l’humain ne ferait que travailler pour le compte de récompenses « peut être qualifié, à juste titre, de déshumanisation » si « la capacité d’une action responsable, l’amour naturel de l’apprentissage et le désir de faire du bon travail font déjà partie intégrante de qui nous sommes ». En outre, c’est « une façon d’essayer de contrôler les gens », et donc « toute personne troublée par un modèle des relations humaines fondé principalement sur l’idée d’une personne qui contrôle l’autre, doit se demander si les récompenses sont aussi anodines qu’elles prétendent parfois l’être ». Il cite l’exemple d’un lieu de travail où « il n’y a pas de moyen de contourner le fait que "l’objectif de base de la rémunération au mérite est manipulatrice". Un observateur plus sec caractériserait ces incitations de "dégradantes", car le message qu’ils véhiculent vraiment est : "Fait plaisir à ton patron et vous recevrez les récompenses que le patron juge appropriées." » (Op. cit., p. 26.)
Étant donné que beaucoup de travaux sont contrôlés par d’autres et peuvent être une expérience horrible sous le capitalisme, cela ne signifie pas qu’il doit en être ainsi. De toute évidence, même dans l’esclavage salarié la plupart des travailleurs peuvent trouver un travail intéressant et cherchent à le faire bien – non pas en raison de récompenses ou de punitions possibles, mais parce que nous cherchons un sens à nos activités et que nous essayons de bien les faire. Étant donné que la recherche montre que les organisations du travail axées sur la récompense nuisent à la productivité et à l’excellence, les anarchistes sociaux ont plus qu’un simple espoir de fonder leurs idées. Ces recherches confirment les commentaires de Kropotkine : « Le labeur salarié est un labeur de serf : il ne peut pas, il ne doit pas rendre tout ce qu’il pourrait rendre. Et il serait bien temps d’en finir avec cette légende qui fait du salaire le meilleur stimulant du travail productif. Si l’industrie rapporte actuellement cent fois plus que du temps de nos grands-pères, nous le devons au réveil soudain des sciences physiques et chimiques vers la fin du siècle passé ; non à l’organisation capitaliste du travail salarié, mais malgré cette organisation » (La Conquête du pain).
Pour ces raisons, les anarchistes sociaux sont convaincus que l’élimination du profit dans le cadre de l’autogestion ne nuira pas à la productivité et à la créativité, mais plutôt les renforcera (au sein d’un système autoritaire où les travailleurs améliorent la puissance et le revenu des bureaucrates, on peut s’attendre à des résultats différents). Avec le contrôle de leur propre travail et les lieux de travail garantis, tous les travailleurs peuvent exprimer leurs capacités au maximum. Ce sera une explosion de créativité et d’initiative, et non une réduction de celles-ci.

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